Le nom d’Agathe Kanziga Habyarimana évoque l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire du Rwanda. Présentée souvent comme la simple épouse du président Juvénal Habyarimana, elle fut en réalité une figure centrale du pouvoir, au cœur du réseau politico-militaire qui a conçu et mis en œuvre le génocide des Tutsi en 1994.
L’article de la journaliste belge Colette Braeckman, La face cachée du génocide rwandais, dévoile les contours de cette influence et la manière dont « la Veuve », comme on l’appelle aujourd’hui, a échappé à toute justice.
Une femme de clan, gardienne du pouvoir
Née dans une puissante famille hutue du Nord du Rwanda, Agathe Kanziga appartenait à ce qu’on appelait le clan de Gisenyi, une aristocratie politique et militaire profondément attachée à ses privilèges.
En épousant Habyarimana, alors officier prometteur, elle sut transformer cette union en instrument de reconquête du pouvoir perdu par les siens depuis la colonisation belge. Lorsque son mari accède à la présidence en 1973, c’est tout son entourage familial qui s’installe au cœur du régime. Ses frères et cousins contrôlent les leviers économiques, militaires et sécuritaires du pays.
Le président aimait plaisanter en disant de sa femme : « C’est elle, le vrai chef de famille ». Ce qui n’était pas qu’une boutade : Agathe exerçait une autorité discrète mais réelle sur les affaires politiques et les nominations stratégiques. Sous son influence, le régime devint un réseau fermé d’intérêts familiaux, connu plus tard sous le nom de « clan Akazu » (la petite maison), véritable centre nerveux du pouvoir. Ce clan, écrit Braeckman, se transforma rapidement en « coterie de privilégiés prêts à tout pour défendre leur pouvoir », y compris par la manipulation de la haine ethnique.
La planification du génocide
Dès le début des années 1990, alors que la guerre opposait les Forces armées rwandaises (FAR) au Front patriotique rwandais (FPR), le clan d’Agathe Kanziga se radicalise. Les accords de paix d’Arusha, signés en 1993, qui prévoyaient un partage du pouvoir avec le FPR et le retour des réfugiés tutsi, furent vécus comme une trahison. Selon les témoignages recueillis par Braeckman, Agathe participa aux réunions où se préparait la riposte : massacrer les Tutsi de l’intérieur pour empêcher toute cohabitation politique.
C’est dans cette logique que furent organisés la distribution d’armes, la constitution de milices Interahamwe et la diffusion d’une propagande de haine, notamment à travers la Radio-Télévision Libre des Mille Collines (RTLM). Le rôle d’Agathe Kanziga, bien qu’indirect dans les opérations militaires, fut essentiel dans le soutien moral, financier et politique à ce projet criminel. Elle a encouragé et protégé les extrémistes, notamment son frère Protais Zigiranyirazo, dit « Monsieur Z », figure redoutée du régime et acteur majeur dans l’organisation des tueries, décédé récemment et incinéré en France.
Le soir du 6 avril 1994 : le point de bascule
Le 6 avril 1994, lorsque l’avion présidentiel Falcon 50 – offert par la France – est abattu au-dessus de Kigali, Agathe Habyarimana se trouve dans la résidence familiale. L’appareil s’écrase à quelques mètres de la piscine, tuant le président, le chef d’État burundais Cyprien Ntaryamira et leurs collaborateurs. Ce drame fut considere comme une excuse pour les extremistes hutus de commencer le génocide. Dès le lendemain, l’épouse du président est exfiltrée par l’armée française.
Cet épisode symbolise l’impunité dont elle bénéficiera par la suite. Tandis que plus d’un million de mort des Tutsi sont exterminés, Agathe est évacuée vers la France, accueillie comme une « amie éplorée » par le président François Mitterrand. Les militaires français de l’opération Amaryllis la protègent, alors que son entourage est déjà accusé d’avoir orchestré les massacres. Elle sera ensuite hébergée au Kenya par le président Daniel arap Moi, puis chez Mobutu au Zaïre, avant de s’installer définitivement à Paris.
Une vie tranquille en exil
Installée en France depuis plus de trente ans, Agathe Kanziga a vécu à l’abri des poursuites. Colette Braeckman souligne qu’elle continue d’entretenir des liens avec les milieux des hutu extrémistes, Son image publique reste paradoxale : « Celle que les extrémistes hutu Rwandais n’appellent plus autrement que “la Veuve” se porte bien. Et n’a jamais été inquiétée. »
Pourtant, les accusations à son encontre sont nombreuses. Plusieurs témoins et chercheurs la considèrent comme l’un des cerveaux politiques du génocide, aux côtés de militaires et d’hommes politiques extrémistes. Son rôle dans l’Akazu a fait d’elle une personnalité centrale du système de haine et de corruption qui a mené à la tragédie.
Responsabilité morale et symbolique
Même si la justice internationale n’a pas établi formellement sa culpabilité, la responsabilité morale d’Agathe Kanziga reste indéniable. En tant que première dame, elle a contribué à façonner un climat politique où la peur et la haine ont remplacé le dialogue. Son influence au sein du cercle présidentiel, son soutien aux extrémistes et sa participation à des réunions préparatoires du génocide démontrent une complicité intellectuelle et politique.
Son silence, depuis lors, pèse comme une lourde absence dans le processus de vérité et de réconciliation. Alors que des milliers de femmes ont joué un rôle de résistance ou de sauvetage pendant le génocide, Agathe Kanziga incarne au contraire la dérive d’un pouvoir qui a trahi la nation. Sa fuite et son refuge en France soulignent les zones d’ombre de la politique étrangère française au Rwanda, que Braeckman qualifie d’« engagement à double visage ».
